Broken memories ☆ Sakshi

How long can you stand on a broken branch before it falls?
@SAKSHI KAPOOR

Aurya se faufile dans les rues sombres de Talevir sans demander son reste, un capuchon négligemment posé sur le jais de ses cheveux. Minuscule parmi les passants qui se bousculent dans les rues vides - le maigre déguisement d’Aurya la trahit pile sous les yeux d’un soldat de l’Armée Rouge. Le soldat - à peine plus vieux qu’un adolescent - l’emmène un peu à l’écart des quelques passants, lui annonçant un contrôle d’identité. L’oisillon lui tend ses mensonges du bout des doigts, se présente sous un nom qui fait à présent tout aussi partie d’elle-même que son vrai nom: Saamiqa Q’Azi. Le soldat tourne et retourne les papiers entre ses doigts bourrus, évoque la possibilité de faire appel à son phylactère pour vérifier son identité et Aurya ne discerne ni humour ni pitié dans les traits juvéniles de son visage. Balbutiante devant l’agent qu’elle craint autant qu’elle ne déteste, Aurya se répand en des dizaines de prières à Hessian, éternel protecteur des innocents. La gamine prie sans bruits, avec toute la force de son coeur qui tambourine à l’orée de ses lèvres - pieuse nausée qui s’aggrave à chaque battement de la chamade qui menace de lui ouvrir la poitrine. Aurya prie pour la justice des Aevhen, pour la protection qu’on dit offerte aux innocents qui ont le courage de la demander. Nythsari est agitée des flammes d’une éternelle rébellion, conséquences ricochets d’un peuple qui gronde et hurle. Les faux papiers de l’oisillon ne tiendra pas bien longtemps face à l’inquisition qu’on lui oppose aujourd'hui.

Peut-être qu’aujourd’hui, Aurya ne s’en sortira pas.

Et voilà ses prières exaucées de justesse, sauvée par une fae du Jour qui s’interpose d’un sourire et se porte garante de ses mensonges, allant jusqu’à lui assurer être une vieille amie du Cercle - apparition qu’Aurya se hâte de qualifier de divine. Le soldat de l’Armée Rouge hausse un sourcil, hésite, réfléchit avant d’hocher le menton. Le soupir d’Aurya se perd dans le brouhaha de la ville qui se réveille (si tant est que Talevir dorme parfois) et, il a à peine tourné les talons que - déjà - Saamiqa fait mine de prendre ses jambes à son cou - non sans avoir offert un « Merci... » plein de larmes à sa nouvelle idole.

L’oisillon s’enfuit sans demander son reste, se déplaçant avec une aise saccadée d’ondes de choc dans ces petites rues qu’elle connaît par coeur. Ce n’est que plusieurs dizaines de minute plus tard, alors que la gamine miséreuse traine autour de l’hideuse statue de glaise qui marque la Place des Sanglots de ses cauchemars - qu’une main se pose sur son bras. Aurya sursaute, fait mine de fuir à nouveau avant de croiser les yeux noirs de Sakshi. La piètre voleuse baisse les yeux, s’immobilise - détaillant le visage de la fae du Jour. Il y a quelque chose de familier dans les traits qui se dessinent devant ses yeux encore écarquillés d’un mélange de peur et d’admiration. Le sourcil qui s’arque est aussi résigné que désolé. « Je n’ai rien à t’offrir pour te remercier de tout à l’heure… —» Parce qu’à Talevir, rien n’est jamais gratuit. Même pour ceux qui n’ont pas le sou. Alors Aurya se contente de lui tendre une main tremblante. « — Saamiqa Q’Azi. »

Un mensonge de plus dans l’océan de tout ceux qu’elle a déjà murmurés.

i remember the hands I once held

@Aurya Ashaar

◊ ◊ ◊

Sakshi, elle se souvient du sable. Elle se souvient de chaque grain qui tombe, qui roule, qui s’écroule. Elle se souvient des odeurs chaleureuses se dégageant des sols secs, des arbres creux et de l’eau croupie dans le fond de sa gourde. Elle retrouve la caresse de la solitude lorsqu’elle puise dans son coeur les souvenirs de ses années vagabondes - comme de se noyer l’amertume de la fuite. Sakshi, elle se souvient des pluies. Elle se souvient des pleurs du ciel perlant contre ses cils trop longs, trop noirs. Elle accueillie les frissons du froid le long de son échine comme de vieux amis.
Sakshi, elle se souvient - et c’est peut-être ça, le problème. Parce qu’elle voudrait bien oublier, parfois. Plonger dans l’obscurité ce qui serait plus au chaud à l’abri de sa mémoire. Ranger dans un tiroir ce qu’elle ne voudrait pas voir ressurgir dans ses cauchemars. Elle voudrait omettre les visages, connaître la frustration d’avoir un nom coincé sur le bout de la langue, mais qui refuse de se livrer. Elle voudrait effacer, troubler l’océan de ses pensées.

Comme une dose de répit, comme le confort des simples d’esprit.
Ceux qui oublient.

Mais Sakshi a finalement le cerveau en pages et en écrits, en registres et en archives, qui garde absolument tout. Les heures, les lieux, jusque dans les odeurs qui fluctuent et les couleurs du ciel qui dégueulent au crépuscule.
Et c’est pour ça, qu’elle ne s’en étonne pas, de retrouver le minois d’une des pensionnaires de sa prison de souvenirs. Elle se souvient des jeux, elle se souvient de ces maigres temps heureux qu’elle piochait dans le malheur. Gamine d’enfance et gamine d’échappée, elle la retrouve entre les mains d’un garde face auquel elle peut maintenant se tenir droite. Sakshi est fière, et Sakshi sauve sans réellement le savoir.
Elle assure au soldat qu’elle connaît l’embarrassée, qu’elle dit la vérité sur son identité - et elle ne ment qu’à moitié. Il y a l’assurance, la prestance de ses aînés qui transpire contre sa langue qui claque, et finalement, la brune retrouve sa liberté.

Mais Sakshi la rattrape. Parce que vous savez, ça lui manque presque, ses années d’apostat. Les rencontres faites, elle ne les recroise pas souvent. Peut-être ont-ils été attrapés, puis tués, ou peut-être se sont-ils perdus, aux aussi. Mais dans ce monde étrange vacillant entre une fausse paix et une captivité chaleureuse, Sakshi ressent le besoin de se raccrocher à des éléments de sa vie passée.
Cette fille en fait partie.
Et elle ne l’oubliera jamais.

« Saamiqa Q’Azi.
- Je sais qui tu es. »

Elle a lâché son bras. Elle se tient face à la jeune femme avec une froideur plus habituelle qu’intentionnelle. Elle ne fait pas exprès de paraître si rustre, Sakshi. C’est la première couche de sa carapace qui s’élève. Elle a pourtant le visage si lisse, si tendre lorsqu’elle sourit - le problème, c’est qu’un rictus se fait difficilement une place au coin de sa bouche, lorsqu’il n’est pas moqueur.
Comme un problème dans la mécanique du coeur.

« Je vais t’épargner le mystère : tu me connais aussi. Nous étions si jeunes, tu as probablement oublié. »

Elle s’avance encore, signe qu’elle plonge son interlocutrice dans la confidence.
Allez, approche - aie confiance.

« Est-ce que le nom de Sakshi Kapoor te dit quelque chose ? »

(c) oxymort

How long can you stand on a broken branch before it falls?
@SAKSHI KAPOOR

Sakshi Kapoor. Le nom traverse les années, immortel parmi la foule de ses souvenirs. Aurya n’a ni la mémoire des faes du Jour ni le temps de son côté mais se souvient du nom comme du visage de l’enfant. La méfiance accumulée au fur et à mesure d’une vie d’errance fond comme neige au soleil devant les souvenirs qu’elles partagent: des moments d’innocence, une enfance brièvement partagée. Aurya n’a gardé que peu de contacts avec les apostats rencontrés durant leurs nombreux périples et si elle en a retrouvés certains dans les rangs de Fen’Haven, beaucoup des enfants ayant marqué les premières dizaines d’années de sa vie ne sont plus grand chose d’autre que des fantômes sans forme et sans nom.

Interdite, Aurya hoche doucement la tête à défaut d’avoir les bons mots. « Sakshi… — » Elle laisse le prénom rouler sur sa langue comme s’il avait à lui seul le pouvoir de remonter le temps et de les ramener à la simplicité dangereuse d’une enfance passée sur les routes. « — Je me souviens de toi. » L’oisillon a les joues roses de plaisir et d’émotion, contient à peine la gratitude qui lui retourne le ventre.

Peu désireuse d’attirer l’attention, la gamine s’écarte légèrement de la partenaire retrouvée et se dirige lentement vers l’affreuse statue qui défigure Talevir, faisant signe à la Kapoor de la suivre. Aurya a très vite appris qu’il vaut mieux être invisible pour survivre, sait d’expérience que les yeux s’attardent rarement sur le monstre de glaise. Le petit banc situé jusque devant la statue sera leur havre de paix, c’est décidé. Les yeux d’Aurya sont pleins de larmes et d’émerveillement lorsqu’elle les relèvent enfin vers Sakshi. « Quel courage, de t’interposer comme ça… » Une héroïne de plus à ajouter à son panthéon personnel, une femme de plus à élever sur un piédestal qu’elle n’atteindra jamais.

Qu’est ce qu’elle doit penser de toi, Aurya? Toi qui n’a pas bougé de ta crasse là où, elle, a trouvé un échappatoire. Sakshi a le dos droit là où les épaules d’Aurya sont encore voûtées par le poids d’un secret à protéger. Le fardeau de l’Ashaar n’est plus juste son nom. Plus que sa vie, l’oisillon à la cause au coeur et aux tripes, se doit de protéger l’espoir que sa mère a fait naître plus encore que sa propre vie. « Je ne pensais pas te revoir un jour. » Qu’elle finit par avouer d’un soupir. La Kapoor comprendra très certainement le sentiment, sait aussi très bien que le passé ne refait que rarement surface lorsqu’on a grandi comme elles.

Aurya chasse les nuages qui s’accumulent à l’arrière de ses yeux d’un mouvement d’épaule, se pare d’un sourire qui scintille d’une nostalgie désuète. Il y a t’il vraiment quelque chose à envie de l’époque où elles se sont connues? Eimar était encore en vie, mais au delà de ça? La main d’Aurya se pose sur le bras de la Kapoor alors que les mots qui suivent sont crachés dans un empressements presqu’enfantin. « Raconte moi tout, comme il a dû s’en passer des choses depuis notre dernière rencontre… »