blood is thicker (vladan)

Les prunelles sont fixées sur la porte en bois au-delà desquelles résonnent des éclats de voix, manifestations si peu habituelles en ces lieux haïssables. Dans le dortoir où elle se trouve les corps cessent soudainement de se mouvoir et des oreilles pointues se redressent, à l’affût. Quand les échos s’évanouissent enfin, les muscles se relâchent et les Fae reviennent à leur tâche. Svetlana finit d’emballer son maigre butin dans une sacoche de cuir. Trente années de vie ainsi rassemblées, trois décennies de souvenirs méprisables à faire brûler dès qu’elle se sera éloignée. La Confrontation a eu lieu la veille et le souvenir de cette mascarade envoie se propager des ondes de dégoût le long de sa moelle épinière. Dans son esprit reste gravé le visage de ce commandant humain, les yeux braqués sur elle, ordonnant, jugeant avec outrecuidance sa maîtrise d’une magie ancestrale que son esprit ne pourraient contenir ni son corps contrôler. Saynète savamment orchestrée à laquelle un non-initié aurait pu rigoler. Comique grossier d'une situation absurde et nauséabonde où l’ignorant se croit apte à juger une magie dont il ne connaît rien pendant que l’élève se feint d’une maîtrise si banale qu’elle en devient risible. La distribution est toujours la même et lorsque la pièce est bien jouée, l’apprenti se voit félicité de sa médiocrité et gagne son ticket pour la liberté.
La liberté, un terme qu'elle ferait bien d'oublier. Elle devrait se contenter d’être libérée de cette tour infernale, constamment plongée dans une brume malfaisante à travers laquelle l’astre lunaire peine à percer. Voilà bien longtemps, même pour elle, que son existence se résume à passer d'une geôle à une autre. Tous les étés, elle a vu le monde qui se façonnait, à l'image de ces rats grouillants et grossiers qui portent le nom d'homme. Trente années durant, leurs corps se sont meurtris, les hommes ont péris et d’autres les ont remplacés telle une ressource inépuisable. Les hommes trépassent, mais leurs idées restent, portées par la multitude des fruits de leurs entrailles.

L’épaisse porte finie par s’ouvrir d’un coup brutal et inattendu. « Assez traînés, je veux tout le monde dehors dans deux minutes ! » Et le garde reste planté là, bien trop heureux d’exercer sur eux son autorité une dernière fois. La dernière fois en ce qui la concerne, Svetlana se le promet. Autour d’elle des visages plus renfrognés que d’autres filent déjà vers la sortie, les malchanceux qui dans deux mois déjà devront revenir. Ses doigts s’affairent sur les attaches d’argent de la sacoche qui viennent se rejoindre un en "clic" à l’air définitif. C’est ce pan entier de sa vie sur lequel elle vient de refermer la porte. Elle relève la tête, un éclat de fierté étincelant dans les yeux, dans quelques minutes, cet enfer sera derrière elle. C’est la tête légèrement baissée qu’elle passe devant le garde cependant, attitude contrite savamment adoptée lors de ces trois dernières décennies. « Eh toi ! T'as pas l’impression d’oublier quelque chose ! » L’index de l’humain pointe un objet situé dans son dos, sourcils froncés elle se détourne dans la direction indiquée. Ce n’est rien, mais elle en pleurerait de rage, Svetlana, à la vue du livre haït qu’elle a laissé choir sur son ancien lit. Contre son gré, elle récupère son Livre des Pratiques Acceptées qu’elle cale sous son aisselle, se jurant de s’en débarrasser à la première occasion. « Il te suivra toute ta longue vie, la fae » le susurrement résonne en boucle dans son esprit alors qu’elle dévale les étages la séparant de la véritable sortie, et alors qu’elle traverse avec horreur la porte principale renforcée au lyrium il lui semble comprendre "nous te suivrons toute ta vie".

Dans les contes que sa mère avait autrefois murmurés à son oreille pour l’apaiser, le héros sortait sous un soleil de plomb, ainsi béni par Hessian. Mais Lunaris n’a que faire des contes de Mysrathan et les bontés des Aehven lui sont inconnus. Il n’y a que l’atmosphère mortifère et habituelle de la ville pour l’accueillir, les pavés humidifiés par une averse récente, une brume persistante et une odeur humus désormais si familière. Svetlana ne se retourne pas, elle avance de quelques pas quand autour d’elle les autres s’empressent de se tamiser jusque dans leurs foyers, comme Ehrys et Rhyia l’ont certainement fait quelques instants plus tôt. Sans doute, l’attendent-ils à Cinnerial, se demandant ce qui lui prend si longtemps. Elle n’a pas envie de rentrer, pas immédiatement, et mû par une envie soudaine et irrépressible, elle avance en direction des ombres de la cité de Lunaris.

Lunaris ne se séparait jamais de son atmosphère si particulière. La brume envahissait tout, rendant poisseux les vêtements qui ne se gênait pas pour coller à la peau. Un grimace de Vladan ne venait que confirmer le sentiment désagréable que cela pouvait procurer. Surtout qu'il attendait avec plus ou moins de patience depuis un moment. En même temps, la tension qui faisait palpiter ses veines ne devait rien arranger. C'était le fameux jour. Celui que lui avait indiqué ses cousins. Sa soeur sortait enfin de sa prison qu'ils appelaient "Le Cercle". L'ainé n'avait pas forcément idée de ce que cela pouvait être de vivre en pareil endroit. Il n'avait pas forcément envie de le savoir. Mais rien que d'imaginer que du lyirum pouvait courir sur les murs ou les portes hérissait son poil avec une certaine forme de rage. Une prison. Ce n'était rien de plus qu'une prison qui se parait des attributs d'une "école". La véritable école, c'était lui qui l'avait vécu. Celle de l'extérieur, de la rue. De la survie.

Mais déjà la lourde porte du bâtiment lugubre s'ouvrait pour laisser passer une miriade de formes qui s'enfuyaient tels des oiseaux en mal de liberté. Suffisamment loin pour être tranquille, le fae de la nuit se tenait à bonne distance pour scruter avec curiosité les allers et venus de ceux qui fréquentaient cet endroit. Avide de voir une silhouette familière. Mais pouvait-elle l'être après toutes ces années séparées. Le grand frère se demandait avec force à quoi pouvait bien ressembler sa petite soeur après toutes ces années. La reconnaitrait-il parmi les autres ? Allait-elle s'enfuir par tamisage comme la plupart des formes qu'il voyait déjà s'évanouir dans la nature. Quelques pas pour se rapprocher et distinguer les traits de visages. Avide. Anxieux de la reconnaitre, qu'elle se retourne, le voit, le regarde. Terrifié à l'idée d'y lire de l'indifférence, voire pire ... Du rejet. Cette soeur qui ne connaissait pas, après toutes ces années, séparés par leur paternel. Que pourrait-elle faire d'autre ? Mais une part beaucoup plus fière de lui, lui rappelait qu'elle avait courbé l'échine. Qu'elle s'était laissée muselée et emmenée au cercle. Qu'elle non plus n'avait pas fait le pas pour le chercher. Le trouver.

Différents sentiments contradictoires se battaient dans son esprit alors que des traits familier transcendaient la brume. Comment avait-il pu douter de la reconnaitre ? Cela fut comme une évidence quand il vit la jeune femme sortir dans les derniers de ce lieu maudit et quand elle fit ses premiers pas dans la brume de Lunaris. Ce port altier, signature des Lantsov, les traits graciles vers se nez légèrement retroussé qu'il partageait avec elle. Et même si elle avait bien grandit, il ne pouvait pas oublier la flamme du défi dans ce regard. Une des pensées déchirantes de Vladan fut qu'elle ressemblait terriblement à leur mère. Brana. Cela lui rappela pourquoi il se trouvait là, à attendre dans la fraicheur de la brume. Sa soeur. Son sang. La gorge nouée, il la regardait avancer alors qu'elle ne se tamisait pas. Il lui restait alors un peu de temps et il fit à son tour les premiers pas sur ce chemin qui les séparait. La tour du cercle s'enfonçait dans la brume alors qu'ils avançaient à distance respectueuse, il ne fallait pas qu'il se fasse remarquer aussi proche de cet endroit. Enfin, ils se trouvaient dans les rues pavées de la ville quand il décida que c'était le moment. Le fameux moment. Ses pas se firent plus grand à mesure qu'il s'approchait, au rythme croissant des battements de son coeur qui se faisait tambour dans son oreille gauche. Elle ne pourrait que le reconnaitre. Une main tendue. Des doigts qui se perde dans la manche flottante de la veste de sa soeur.  « Svet' ... ». Son coeur menace de lâcher alors que son visage se fait impassible. Même si son regard se trouvait bien équivoque. Alors qu'elle se retournait pour le dévisager, les mots restaient bloqués dans sa gorge. Lui qui avait imaginé des milliers de phrases, des discours longs et peut-être trop lourd se retrouvait muet. La bouche entre-ouverte, il voulait reprendre la parole, mais la peur le clouait sur place. Il ne put se contente que d'un simple : « T'as pas beaucoup changé ... » à peine soufflé avec un léger sourire. Après aussi piteuse phrase de retrouvaille, il risquait surtout de s'en prendre une belle. Mais il s'en moquait joyeusement.