promenade nocturne (imany)

Il n’aura pas fallu longtemps pour que la situation dégénère. Comme d’habitude, en réalité, de cette sorte de principe qui semble régir la piraterie et qui depuis maintenant cinq ans berce les jours de Devah sans qu’elle ne s’en émeuve une seule seconde. Dans une vie antérieure, les choses étaient plus linéaires, bien plus réglées. Les uns succédaient les autres, les nuits remplaçaient les jours, laissant peu de place, au fond, à l’improvisation, le tout feutré dans un cocon qui n’avait pour autant rien de réconfortant. Quelle ironie, alors, d’avoir finalement trouvé ce confort là où la violence prolifère, une famille en l’absence de ces quatre murs qui par le passé l'enserraient, un foyer sur les planches humides de ce bateau qu’elle a pourtant quitté un instant pour s’enfoncer dans les terres d’une contrée jamais foulée. Zeherim, l’antre des humains, de l’Ordre des Cendres, de l’Armée Rouge. Pas franchement l’endroit rêvé pour des hors-la-loi. Pas vraiment le lieu le plus sûr pour une hybride non plus. De quoi donc convaincre les uns comme les autres de mener la mission au plus vite et avec la discrétion qui s’impose, ce qui au demeurant avait plutôt bien fonctionné, jusqu’au trajet du retour.

Le mot avait couru, quelques semaines auparavant, que de nouvelles informations avaient fait leur apparition au Sud de Zeherim. Une missive, pour le moins mystérieuse, arrivée des mains d’un inconnu jusqu’à celles, impatientes, d’Imany Kalu, sur un sujet qui n’avait jamais manqué de faire lever l’ancre du Jack bien plus rapidement que certains vidaient une bouteille de rhum : la larme d’Edhar. Rien n’indiquait une quelconque véracité des confessions à venir, ni même qu’elles lui seraient réellement cédées, mais après des mois de disette, ce risque même aussi tranché n’avait pas suffi à faire douter la capitaine du Jack sur le bien fondé de l'expédition à venir. Le plan était donc simple : rallier la côte sud de Zeherim - partie la moins épineuse du voyage -, mouiller l’ancre à quelques encablures du lieu de rendez-vous puis retrouver, en équipe réduite se voulant discrète, l’une des tribus nomades de cette zone relativement déserte avec laquelle le Jack avait pour habitude de, disons... commercer. Jusque là, rien de bien périlleux pour la bande de crevards qu’ils formaient, tous armés pour gérer bien pire situation, ce qui très vite se révéla être d’une aide plus que précieuse. L’échange fut rapide, cordial, presque minutieux. Quelques chuchotements dont seules les oreilles pointues de la fae de l’été eurent la primeur, juste avant que les bottes ne foulent à nouveau la terre poussiéreuse de Zeherim au crépuscule d’une journée déjà plutôt fournie. Le problème, c’est qu’à peine le camp des nomades perdu de vue, c’est face à une toute autre forme de vie qu’ils se retrouvèrent : l’Armée Rouge. Pourquoi, comment, les raisons restent lugubres, une probable histoire de fugitif à retrouver que personne n’essaya d’éclaircir. Pas le temps, ni l’envie, de faire la causette aux troufions. Juste le temps, et surtout l’envie, de dégager d’ici comme les rats face aux chats de gouttière. Et c’est ainsi qu’ils furent séparés, certains ayant la veine de passer incognito, quand d’autres, à en juger pour les coups de feu pétaradant dans la pénombre, connurent une entrevue bien moins pacifiste qu’ils ne l’auraient souhaitée. La fuite était inévitable, quoiqu’un instant mise en suspens. Un pirate ne fuit pas, c’est vrai, en règle générale. Mais il subsiste une différence entre pirate et suicidaire, ce qu’aucun d’eux n’était, encore moins face à cette infériorité numérique, et surtout pas Imany Kalu et Devah Sagar qui dans leur tentative d’évasion venaient de s’enfoncer un peu plus vers les terres.

« J’imagine qu’on passe la nuit dehors. » Le ton est las, presque blasé, bien qu’en réalité, sur le visage de Devah se dessine un léger sourire, bien plus conditionné par l’adrénaline que par un réel sentiment de contentement. Les pas se font lourds dorénavant, traînants, éreintés d’une course qui semblait n’en plus finir jusqu’à la certitude acquise d’avoir semé l’ennemi. Des pas qui ralentissent, des doigts qui se décrispent sur le pommeau du trooper harnaché à la hanche et des pupilles à peine dilatées qui s’ancrent à la lueur d’un croissant de lune qui n’a de cesse de l'envoûter. Se trouver loin, trop loin du Jack n’est pas de bonne augure, ni synonyme d'apaisement pour Devah qui n’aime que trop peu se retrouver dehors, mais la présence d’Imany change à peu près tout, en cet instant. Peut-être parce qu'elle lui doit la vie, cette vie, très probablement. Peut-être parce que depuis leur rencontre, depuis que leurs chemins se sont croisés, son existence lui parait plus douce. « A moins que... » A moins que l'ombre se dessinant vaporeusement devant leurs yeux ne soit celle des contours d'une vieille bâtisse délabrée et qu'à défaut de confort, elles arriveraient tout de même à obtenir un semblant d'intimité...

En dépits des circonstances maussades, voire carrément sinistres, qui gouvernent à cette nuit, Imany est d’humeur bizarrement sereine. Elle aimerait mieux être en mer – elle le préfère toujours –, le flanc calé contre l’artimon à piocher dans un tonnelet de rhum, chahutée par la houle et les remarques désobligeantes des hommes et des femmes sous ses ordres. Ses entrailles, d’ordinaire galvaudées par une peur méthodique et une paranoïa très raisonnable, sont néanmoins trop enthousiastes et trop repues des détails que la petite escouade est venue collecter jusqu’au fin fond du trou-du-cul-du-monde de Zeherim. On aurait pu croire, d’ailleurs, qu’eu égard à la petitesse de cette tribu et aux pénibles conditions d’accès aux terres qu’ils ont pris pour domaine, l’Armée Rouge aurait renoncé à s’aventurer, pour pas grand-chose, dans les environs. Ç’avait été sans compter la fils-de-puterie versée en masse à ces salopards, et plus vite que la solde. À l’œil inexpérimenté, la dispersion des pirates aurait semblé chaotique, anarchique, des rats quittant le navire. Au contraire, et rodés par des années de lutte et de survie au mépris d’à peu près tous les corps armés des trois nations, ils s’étaient désorganisés en petits groupes, chacun trouvant une compagne ou un compagnon susceptible de le ramener à bord du Jack o’ Spade à peu près en vie.

« J’imagine qu’on passe la nuit dehors.
- Du moment que je passe pas la nuit au Cercle... »

Le ton de la capitaine est neutre ; sans trace de la course dans le souffle ; sans aversion ni impertinence non plus. Un peu en retrait de Devah, Imany sonde la densité des arbres et les frémissements dans les marécages avec ses yeux et ses oreilles de fae. La nuit est presque entièrement tombée. Même loin de la baie, enfoncées dans les terres hostiles de Zeherim, elles pourraient retourner au Jack à tâtons. Compte tenu de leurs vieux accords avec les locaux et de la carte sommaire (mais minutieusement paraphée) pliée en quatre dans sa poche, Imany connaît assez bien la région – suffisamment, au demeurant, pour n’avoir aucune envie d’y installer une bicoque. Elle transpire à grosses gouttes. Elle étouffe de chaleur, spécialement après s’être enfuie à bon rythme. C’est autre chose que de suer sous un soleil de plomb par un ciel impeccable. En fait, la sensation est dégueulasse, l’impression de fondre sur soi et de se dissoudre dans son propre acide. Pourtant, rallier le navire dès ce moment attirerait sans aucun doute les soudards de l’Armée Rouge. On n’aurait pas l’occasion d’inspecter le gréement, de lever l’ancre ou même d’approcher un peu le large. Après qu’elle a collecté des informations aussi prometteuses qu’inespérées, Imany tient plus que tout à son vaisseau. Et à son équipage. Mais surtout à son précieux vaisseau.

À son tour, Imany aperçoit la bâtisse emmêlée de végétations . « Oh mais, dis voir, c’est un palace. Tu crois qu’ils vont nous laisser entrer ? » La perspective de passer les prochaines heures abritée, presque au sec, débourre le flegme de la fae de l’Été. « Un peu d’effort dans la tenue, Sagar. » Avec un sourire moqueur, Imany attrape un bout de la tunique de Devah et paraît l’épousseter. « Si on trouve pas deux ou trois macchabées là-dedans pour nous faire une haie d’honneur et nous servir à boire et à manger… » Ce serait l’idéal. Des corps qu’on n’a pas pris la peine de débarrasser, ce sont des morts qu’on n’a pas non plus pris la peine de relever. Plus ils seront poussiéreux plus elles sauront que personne n’a fichu les pieds dans ce tronçon de jungle depuis un moment. « Et s’ils sont encore un peu frais, je sais pas toi, mais j’ai faim. »

Une fois à l’intérieur, le manche d’un couteau fermement enlacé, Imany réalise qu’elle ne s’est pas beaucoup trompée. Certes, il n’y a pas trace d’une carcasse sous la table ou sous les lambeaux d’une vieille paillasse. En revanche, la porte a été si difficile à forcer sur ses joints moisis et l’air est si rance que personne n’a dû le respirer depuis au moins deux décennies. « Tiens, dit la capitaine, rangeant la lame à sa ceinture. » Un vieux godet en cuivre ramassé dans un coin et débarrassé du sordide, Imany déverse quelques centilitres d’eau en-dedans et les tend à Devah. « Bois un peu, et on finit de faire le tour. »

Le silence est déroutant, peut-être légèrement gênant, étranger imposé dans un monde où tout n’est que vacarme, où tout n’est qu’assourdissement constant, mélange de rires gutturaux et de cordages grinçants, de rage dégueulée et de canons grondants. Pas que cela ne la dérange pour autant, Devah, bien peu fâchée à l’idée de s’octroyer une pause, quand bien même les circonstances auraient pu être plus plaisantes, et moins humides, aussi. Mais le ballet, lui, s’est orchestré à merveille, chacun parti de son côté, chacun sauvant sa carne, au mieux, le but étant tout de même, au fond, d’éviter les pertes là où la mission n’en nécessitait aucune. Sur le Jack, c’est différent. Sur le Jack, tout le monde sait bien que la corde peut glisser subitement autour du cou, que l’acte soit héroïque ou non, que le destin soit aventureux ou risible. Sur le Jack, tout le monde est prêt à mourir, mais passer l’arme à gauche sur terre, pour un pirate, est une fin définitivement bannie de l’inconscient collectif.

Les pas sont lourds, bien que prudents, tant il est clair qu’autour d’elles, l’Armée Rouge s’agace et déploie ses forces, consciente que dans les ombres rôde peut-être bien pire que ce qu’elle était venue chercher au crépuscule. La joyeuse troupe ne renvoyait à aucun doute, l’accoutrement pour preuve, et s’il en fallait plus, la dégaine puante et caricaturale de Chester aurait fini de les trahir. Hors, des pirates, en Zeherim, qui plus est bien avancés dans les terres, ça ne semble pas assez anodin pour être ignoré. Ça pue la magouille. Ça suinte le plan foireux dégoulinant de toutes parts, à raison, et compte tenu de l’importance des informations recueillis par Imany ce soir, importance dont Devah a su mesurer la teneur rien qu’en lisant sur les traits réjouis, mais contenus, de sa capitaine, se mettre à couvert et se faire oublier reste définitivement la meilleure stratégie. Une chance, donc, qu’à leurs yeux se dévoilent ce qui à défaut de mieux pourra leur servir d’hospice, ne serait-ce qu’un instant. « Ce n’est pas tant la tenue qui nous aiderait à rentrer… » Le sourire est mutin, le ton l’est tout autant mais à n’en pas douter, si la tirade se veut légère, la vérité l’est tout autant. Admettons que l’endroit soit tenu, disons, par des hommes, force est de constater qu’ils se montreraient bien plus intéressés par le dessous que par le dessus, et ce même si toutes deux étaient aussi bien vêtues que l’impératrice du coin. Envisageons qu’il s’agisse de femmes, et là, pour sûr, l’entrée serait cédée, bien volontiers, de par cette solidarité qui a évité à Devah, bien plus de fois qu’elle ne l’aurait souhaitée, de crever. Mais l’option la plus réaliste reste néanmoins que la carcasse se veuille vide, puante et peu avenante, les suppositions d’Imany se calquant sur les craintes de Devah dont le visage se pare d’un dégoût non feint à l’évocation de cette éventualité cannibale, bien assez pour lui épargner l’usage de la parole.

Pour cette raison alors, comme pour beaucoup d’autres, c’est non sans un certain soulagement que Devah constate, tout au moins pour l’instant, la désertion de ce qui ressemble aux vestiges d’une vieille demeure plutôt bourgeoise pour l’endroit, bien que résolument modeste en terme de superficie. Attrapant le gobelet de ses doigts à moitié camouflés par ses mitaines, un léger « Merci. » fend l’air, inquiet, comme voulant respecter le silence de ces lieux qu’elles violent très certainement pour la première fois depuis bien dans années. L’eau pas bien fraiche s’écoule le long de sa gorge, une maigre récompense pourtant bienvenue en ce climat presque étouffant, là où l’atmosphère de la bicoque n’aide également pas le moins du monde. « Ca me semble plutôt vide... » Le regard vagabonde, se frayant un chemin entre les débris qui s’amoncellent au sol et la végétation ayant repris ses droits, de quoi rendre perplexe quant à l’état de l’endroit qui ne laisse, au fond, présager rien de bon. « Je me demande qui pouvait bien vivre ici... » Au milieu de nul part, seul, dans ce que Devah qualifierait de trou du cul de monde et ce même si elle-même n’a pas franchement matière à se vanter. « Et pourquoi il en est parti... » Comme ça, elle parierait bien sur l’Armée Rouge quand en réalité la liste des possibilités est immensément plus fournie, des questions qui pourtant resteront inévitablement sans réponse alors que l’exploration reprend sous couvert d’une extrême prudence. La main enserrant le manche d’une dague coincée contre sa hanche, Devah s’immisce alors dans la pièce attenante qui, au vu de l’état, n’a pas été propice au sommeil de quiconque depuis bien des années. « Personne dans la chambre. » lâche-t-elle d’un ton lent et rassuré, espérant pouvoir bientôt s’octroyer une pause bien méritée.

Elle n’a pas tort, Imany, l’histoire doit définitivement s’avérer des plus charmantes. Qui plus est en Zeherim, quand bien même cela risque, au fond, de ne pas avoir beaucoup d’importance. Elle se demande parfois, Devah, si en ce monde certains peuvent se targuer d’être heureux. Le bonheur, ça lui parait si loin, si futile, si utopique, impossible à toucher, pas même à rêver, comme une chimère qui n’existe que dans les histoires de bonimenteurs et qui nargue les idiots capable, encore, d’espérer. Elle a jeté l’éponge Devah, se satisfaisant dorénavant de ce qu’elle peut toucher du doigt, de ce qu’elle empoigne du creux de sa paume et du long de ses ongles crasseux. Pas que cela ne soit bien reluisant, au fond, mais c’est bien là, sur le plancher moite du Jack qu’elle aura pu élever sa condition, qu’elle aura pu enfin obtenir un respect, feint pour certains, peut-être, et mieux encore, qu’elle aura obtenu sa liberté. Alors certes, une telle conclusion pourrait paraître bien étrange au vu de la situation actuelle, plutôt désobligeante, et de cette masure qu’Imany et elle ont investie pour la nuit, une situation que pourtant, Devah n’échangerait pour rien au monde avec le luxe sali de ses anciennes pensions.

Un sourire s’accroche timidement sur ses lèvres rosies aux quelques mots de la capitaine. Elle a cette façon de parler, sans aucune retenue, sans aucune rondeur douceâtre, qui a l’habitude d’amuser Devah tout autant qu’elle la plonge dans une certaine nostalgie. Les vieilles avaient pour habitude d’être crues, un peu trop parfois dans l’antre qui leur servait de coulisses. Des mots que Devah n’avait pas le droit de dire, elle, parce qu’elle serait plus distinguée disait-on, parce qu’elle n’irait pas soulager les crasseux mais plutôt ceux de la haute, il fallait donc qu’elle fasse illusion, si belle illusion. Si ironique, aussi. « A vos ordres, capitaine. » La réponse est amusée, peu loquace, aussi, mais la vérité est qu’au-delà de la logique de cette décision, Devah ne saurait s’y opposer tant la présence de ces fenêtres semble à cet instant précis plus que vitale. Elle est belle la Lune cette nuit, ronde et lumineuse, quand bien même pas encore pleine. Elle est si belle que sa lumière enivre Devah, un peu trop en réalité, un peu trop pour qu’elle n’arrive à lui résister et à la lâcher du regard lors de l’établissement de leur camp de fortune. Elle est gênante cette Lune, empreinte de bien des mystères, véhiculant cette peur de l’incontrôle, voir de la folie. Les nuits sont autant de réconfort que d’angoisse pour l’hybride, et celle-ci ne dérogera définitivement pas à la règle, elle le sait, le sent. « D’ici quelques heures j’imagine qu’il sera possible de reprendre le chemin de la plage, en espérant que les chaloupes aient été assez bien cachées pour ne pas être repérées… » Ce qui, avouons-le, se joue au pile ou face, selon celui qui s’en sera chargé mais également celui, voir ceux, qui auront tenté de les trouver. L’Armée Rouge, outre ses officiers, n’a cependant pas une réputation des plus solides en la matière, un bon point, peut-être, pour elles. Imitant Imany, Devah s’adosse à son tour contre un pan noirci de la masure, relevant ses jambes contre elle tout en les enserrant de ses menus bras. « Je n’ai pas vraiment sommeil… L’adrénaline, certainement… » Mensonge. L’adrénaline n’a rien à voir là-dedans, non, mais cette foutue Lune, si, tout comme Devah redoute ce sommeil qui ne lui est presque plus réparateur tant les cauchemars aux reflets si réels tapissent son inconscient à chaque tentative de repos. Elle n’a pas envie de revivre ça. Elle n’a pas non plus envie qu’Imany soit témoin de ce sommeil troublé. « Dors, toi, si tu veux, j’ai ce qu’il faut pour nous défendre, au cas où. » Le tout est proposé alors que son arme est récupérée du harnais ceinturant sa poitrine et exhibée, avec peut-être un peu trop de sureté, face à Imany. « Ou alors, si tu ne me fais vraiment pas confiance, on peut aussi profiter du moment pour discuter au calme… » Un calme qui n’a clairement rien d’habituel pour aucune des deux pirates.

À la va-vite et pour elle-même, Imany entame d'échafauder ce qui ressemble assez à un plan. Ça comprend beaucoup d'aléas, de peut-être et de variables qu'elle n'a pas en sa possession mais elle n'est pas exactement du genre à se fier à l'exactitude. Tous les plans foirent, aussi bien ficelés qu'ils étaient dans les centimètres cubes de cervelle. Alors il vaut mieux s'en tenir aux lignes directrices et savoir s'adapter à toutes les circonstances. Et c'est le même credo qui l'a mise et sortie des pires emmerdes de l'univers. De fait, elle compte sur les chaloupes qui seront restées bien au propre dans leur modeste cachette – elle opine d'un léger grondement aux suppositions de Devah –, sur la fainéantise débile de l'Armée Rouge autant que sur son zèle destructeur. D'une façon ou d'une autre, elles quitteront ce morceau de terre pourrie et rallieront le Jack. Ou pas et, dans ce cas, il n'y a aucun besoin de s'en ulcérer l'estomac de panique puisqu'elles n'y peuvent rien.

Cela étant, si Imany aime autant prendre le premier tour de garde, c'est qu'elle ne croit pas qu'elle pourra fermer l'œil. L'idée d'être tirée de sa paillasse par deux lourdeaux en uniforme mal ajusté lui file la nausée. En un sens, elle a déjà été plus proche de se faire serrer par une patrouille mais il y a, dans toute cette situation, un danger de mort qu'elle appréhende mal. La dernière fois aussi (il y a longtemps, une petite éternité, même pour une fae), elles n'étaient que deux. Peut-être même que si Devah n'était pas là et qu'elle était seule, Imany n'aurait pas ce goût de ferraille dans la bouche et cette peur dans le ventre.

« C'est ça, sourit la capitaine en coin. Je te fais pas confiance. » Alors elles ne dormiront pas, chacune pour une raison qu'elles n'expliquent pas à l'autre. « T'aimerais parler du temps qu'il fait ou de nos chances hyper élevées de nous faire soulever par une escouade au beau milieu de la nuit ? » Si le ton mordille, la tronche d'Imany n'exprime rien qu'un vague amusement. Elle n'est pas vraiment douée pour la causette, ce qu'on a du mal à se figurer quand on la côtoie un moment. N'empêche, c'est drôlement différent de bavasser et de s'agiter dans tous le sens que de conduire une véritable conversation. C'est presque pour l'Art en lui-même que la capitaine ajoute avec un timbre qui prétend l'habitude : « Ça s'est calmé à bord ? Je veux dire, t'as trouvé ta place et tout ça, n'est-ce pas ? » Même quand Imany n'a pas l'air de faire attention, elle fait attention. Pas tout le temps. Pas beaucoup. Et elle ne va pas le raconter à tout le monde mais elle n'oublie pas qui est Devah et ce qu'elle remue en elle. Pour ça, elle était prête à faire le ménage dans son propre équipage de salopards. « Tu sais que tu peux me le dire, hein ? elle demande avec une certaine précaution, même une distance, parce qu'Imany est en fait très consciente qu'on ne lui dit pas grand chose et qu'au demeurant ça ne l'intéresse guère. »