— Who are you —

age les années sont fugaces, troubles, d’une opacité qui ne dérange personne, à l’exception, peut-être, de la principale intéressée. TRENTE-DEUX ANS, voilà où le curseur s’est arrêté, au son lancinant d’un tic toc tic toc incessant. mais que ce soit plus, que ce soit moins, à quoi bon s’émouvoir, le temps file et défile, inexorablement, un jour affable, un autre féroce, jusqu’à celui où elle finira par mordre la poussière. Date et lieu de naissance nombreuses sont les suppositions, bien que le plus souvent infondées. la date est inconnue, perdue à jamais, et le lieu, lui, n’a plus grande importance. on lui a pourtant fait cadeau d’un jour, un seul, à elle, un QUINZE NOVERIA décrété qui n’est fêté que depuis deux ans. Degré d'hybridité & héritage l’enfant vient de la NUIT, d’une ascendance directe, presque railleuse tant le secret, lui, fût bien caché. tant la vérité, elle, fut oubliée de tous, ou presque. un PREMIER DEGRÉ longtemps ignoré, des origines encore nébuleuses mais des ténèbres qui s’imposent, eux, infusant sa chair d’un charme périlleux. Classe sociale la crasse, elle n’a jamais connu que ça. celle qui se loge au creux des ongles des enfants des rues. celle qui se loge à l’intérieur des corps matraqués. celle qui vient s’accrocher à la tignasse moite d’embruns. et si parfois la bourse est pleine et le teint virginal, reste que LA CRASSE, elle, ne disparaît jamais vraiment. Orientation & statut l’orientation aura toujours été celle de la bourse, des écus, des sommations. lui ou elle, elle ou eux, sa préférence n’était ni admise, ni même envisagée. les lignes se sont alors troublées, les corps mélangés, jusqu’à ce qu’au fond des draps ne subsistent que LES  AMES. les sexes importent peu, dorénavant. le sexe a perdu de sa fièvre, de toute façon. tout comme le coeur s’inflige à rester VIDE, autant par évidence que par choix. Métier de l’empire des chairs, elle est passée au royaume des mers, presque par hasard, à moins que l’un et l’autre, au fond, ne soient pas si différents. coquille vide devenue PIRATE, elle est celle qui passe à l’abordage, qui tranche et qui imprègne quand elle était la seule, avant, à subir les assauts. dire que ça a été facile sera faux. dire que c’est plus facile reste, pour autant, étrangement vrai. Localisation là où les voiles ont accosté, là où le JACK O’SPADE aura pris congés, plus souvent sur le plancher vieilli de la bicoque qu’à terre. Faction à quoi bon s’en soucier quand le choix, au fond, n’a jamais été présenté. la NEUTRALITÉ, dirons-nous, a de ça qu’elle n’entraîne pas plus d’ennemis que ceux qu’on choisit de se faire, quand bien même sa nature lui en fournit déjà bien assez. Gang d’une vie à l’autre, elle les a observés, fuis, craints. d’hier à aujourd’hui, elle n’a jamais été plus que les pupilles qui s’étonnent, se questionnent puis s’enfuient. il y a bien eu ce contact, quelques années auparavant, celui avec le collectif de minuit mais jusqu’alors, c’est la distance qu’elle a choisi d’épouser. la piraterie se suffit à elle même, qui plus est. Croyances il n’y avait pas de place pour ça, d’où elle vient. que des balivernes, que des foutaises, du rien, du vide, de l’espoir vain qu’on donne à bouffer aux miséreux. ATHÉE, donc. pour faire simple. Caractère les strates sont nombreuses, entremêlées. de celle de la sensuelle, la charnelle, l’affable et la souriante, se tapit dans la silencieuse, l’observatrice, la prudente. puis il y a la rageuse, la désespérée, la tenace, celle qui protège l’enfant blessée, la fragile, la rieuse, celle qui vous trancherait la gorge tout aussi rapidement que la première entamerait les ébats.

— all your secrets —

i. les origines tout est trouble, embué, comme étrangement, délibérément griffonné de telle sorte que jamais, ô grand jamais la vérité ne soit découverte. quels qu’ils soient, ils s’étaient donnés du mal pour brouiller les pistes, ou tout du moins, c’est la conclusion à laquelle devah s’était résolue à l’âge où les questions s’embrasent et les réponses s’évaporent avant même de lui parvenir. à l’innocence s’est imposée l’incompréhension, puis la colère. une hargne jusqu’alors toute relative quand la gamine ne pouvait prétendre à une once de malveillance. elle était douce devah, elle était pure, elle avait ce regard vert d’eau qui pétille, illuminant sa peau crasseuse et ses cheveux ébouriffés. elle était presque née là, dans la rue. elle était presque de ce monde, celui du rien, du sale, finissant par s'accoutumer du vide comme d’une nouvelle famille, comme pour s’affranchir d’un passé nébuleux qu’elle pensait enterré à jamais. et puis un jour, elle sut, sans savoir. elle comprit, sans comprendre. de ce sang mêlé s’expliquait tant de choses. l’abandon. le silence. la vacuité. de quoi multiplier les questions par dizaine, de quoi horrifier un peu plus de ce qui avait pu être à son commencement. pour autant, elle ne sait pas, elle ne sait toujours pas. et ne saura certainement jamais.

ii. la fille de joie le monde est inconvenant, pour une gosse, certes. le monde est sale, moite, tapageur, empli d’une fièvre feinte et de regards lascifs, de caresses licencieuses et d’échanges bestiaux. un monde d’adultes plus ou moins consentants, un monde qui n’est ouvert qu’aux mirettes initiées, si tant est que le tenancier s’en offusque et s’en inquiète, surtout. un monde, un lien, un souffle que devah aura pourtant connu très tôt, trop tôt diraient certains, faisant de cet univers une sorte de normalité dans sa caboche encore vierge de toutes immondicités, un étrange refuge où, malgré les apparences, elle fût bien plus choyée qu’elle ne l’aurait été ailleurs. encore enfant, ses traits juvéniles en attiraient pourtant plus d’un, abjectes raclures tentant de percer les coulisses de l'infâme boutique, mais c’était sans compter la hargne des filles de joie et leur instinct prépondérant de protection, de ce clan capable d’autant d’unité pour l’essentiel que de crêpages de chignon pour le futile. personne ne touche à la môme, personne. pas avant qu’elle soit prête, quand bien même “prête” ici se définit plus par la taille de la bourse que par le décompte des années. à rester dans les rues, à vouloir éviter l’indécence, nul doute qu’elle serait tombée entre les griffes des prédateurs, coincée au fond d’une ruelle sale, détruite à même les pavés. ironique donc, cette échappée du pire dans l’antre de l’immoral. ironique aussi comme tout ceci n’aura été, au fond, que reculer pour mieux sauter. vint alors l'âge des courbes, celui d’une féminité florissante qui n’était pas sans équivoque chez devah. les filles lui avaient déjà tout dit, tout appris - ou presque -, tout décrit. quoi faire ou ne pas faire, quoi dire ou ne pas dire. quand fuir, quand hurler, quand riposter. tout était presque millimétré, tout a toujours été ordinaire, naturel, intrinsèque, d’une habitude aussi dangereuse qu’elle faisait d’elle une bonne affaire.

iii. la botanique on apprend rarement à lire aux putes, le principal de l’apprentissage cérébral résidant bien plus souvent dans les mathématiques primaires que dans le déchiffrage de lettres, bien moins utiles quand il s’agit de passer à la caisse. pour autant, à la différence de plusieurs de ses congénères, devah avait reçu un semblant d’éducation, vestige de ses premières années relativement cadrées, assez peu en réalité mais déjà bien assez pour son rang. bien assez en tout cas pour savoir lire, et donc, par extension, pour s’instruire un minimum au moyen des divers ouvrages qu’elle aura pu glaner durant ses deux premières décennies. si les genres et les tailles étaient nombreux, peu retenaient son attention aussi bien que les recueils de botanique. une lecture somme toute assez étrange pour celle qui ne quittait que rarement sa chambre et qui n’avait, au demeurant, pas vraiment accès à une quelconque once de verdure. pour autant, c’est bien ainsi qu’elle acquit une connaissance plus qu’honorable en la matière, assez peu utile diraient certains, encore une fois mais c’est bien là qu’ils se trompaient.

iv. le poison TW AVORTEMENT, TENTATIVE DE SUICIDE, STÉRILITÉ
artemisia vulgaris, achillea millefolium, des noms sans grande résonance pour les néophytes, mais des plantes pourtant bien connues dans un milieu aussi suintant que celui de la prostitution. chacune a son remède, chacune a son échappatoire, des méthodes les plus douces aux plus douteuses. des plus sales aux plus indolores, si tant que ça puisse réellement l’être. le fait est que dans une telle profession, il y a des précautions à prendre certes, mais pire que cela, il y a des décisions auxquelles se résoudre pour mettre fin à toute situation incommodantes, si par malchance, ou par mégarde, elles pointent le bout de leur nez. et malheureusement, dans le cas de devah, il s’est avéré bien assez vite que la prudence ne serait pas de trop. c’est ainsi que les tisanes firent leur apparition, de quoi soulager les douleurs féminines, mais aussi et surtout de réguler une fertilité bien tristement débordante chez celle à qui on demandait l’acte tout en le dénuant de sa fonction primaire. plusieurs fois les plantes l’ont alors aidée, à des doses plus fortes, à des fréquences plus élevées et c’est ainsi qu’au delà d’un petit rien s’effritant au creux de ses entrailles, c’est une part bien plus vive de son âme qui se noircissait davantage. vint cependant un temps où la nature se rebiffa et où, sans crier gare, elle faillit à sa mission, inlassablement. vint alors le temps du pire, le temps des poisons. quelques gouttes, de plus en plus, l’effet étant désormais immédiat. presque grisant. de quoi endormir les sens, de quoi flétrir les chairs, de quoi la changer à jamais. la dose devait être trop forte diront ses camarades de bordel, ou alors elle s’est trompée diront d’autres. le fait est qu’en réalité, devah a toujours très bien su lire et compter. alors de là à imaginer le pire, il n’y a qu’un pas. un pas de trop, puis un à reculons, pas assez pour l’enlever à ce monde, mais bien trop pour la priver d’enfanter, à jamais.

v. la pirate elle a cette rage au fond du coeur, ce désespoir latent qui la consume, sans que la conscience n’en prenne note. elle a ce sourire impétueux, cette innocence au fond des yeux, celle qui charme et séduit, celle qui désarme, aussi, surtout. devah n’était pas de ceux qu’on embarque sur le plancher vieilli et rougeoyant d’un navire pirate. elle ne savait pas se battre, pas vraiment. elle n’avait pas la carrure ni même la force. elle ne connaissait ni les codes, ni le phrasé, quand bien même de toutes les compétences, celles-ci semblent les plus faciles à s’incruster. elle n’était rien qu’une pute, au fond. elle n’était rien qu’un femme. donc faible. donc périssable. donc secondaire. un danger qu’on ignore tant il se fond dans la masse. une erreur que l’on fait, rien qu’une fois. être sous-estimée, constamment, voilà sur quoi devah a fondé son empire. être sous-estimée, voilà de quoi faire pencher la balance. car elle n’est pas la plus redoutable et elle le sait, tout comme ses ennemis au par ailleurs, bien qu’eux, en réalité, se permettent de la juger encore bien en deçà de ce qu’est la réalité. elle aurait pu s’en offusquer et former sa légende. elle aurait pu se grimer et poncer sa douceur. mais reste cette envie d’ombres et de ténèbres, reste ce besoin de se jurer fidélité là où personne ne l’a jamais réellement fait. devah préfère les surprises, la surprise. elle préfère faire profil bas et frapper au moment opportun, non sans une certaine malice, peut-être. elle préfère garder ses boucles dorées coiffées d’un panache et ses airs espiègles de midinette qui n’a rien à foutre ici. plus dure est la chute, plus vicieuse est la sortie, là où en fin de compte la poupée n’a de doux que ses mots, crachant du bord de ses lèvres toute sa hargne animale.

vi. le futur jamais vraiment elle n’a aspiré à cette vie-là, devenir hors-la-loi, fuir, saigner, voler. jamais vraiment elle n’a souhaité tout ça quand bien même au sein de ce monde de raclures elle a finalement trouvé un foyer. oui mais après. après. après quoi? parfois elle y pense, la nuit, incapable de fermer l’oeil comme attirée par cette lune lui susurrant des mots doux. après quoi? pourquoi courir au fond, pourquoi partir. peut-être qu’ailleurs, sur la terre, elle pourrait être heureuse, elle aussi. peut-être qu’il existe ce lieu qui lui convient, où elle convient. peut-être qu’il pourrait y avoir une autre vie, un autre présent. elle aimerait se poser devah, elle aimerait ne pas être chasser, quitte à devoir se cacher, au fond, quand bien même elle ne retire aucune fierté de cette lâcheté déguisée en survivalisme. elle aimerait une petite maison dans la nature, elle aimerait le calme et le nécessaire. elle aimerait juste ça, un pas grand chose, ce qui lui semble si facile mais si compliqué à la fois dans ce monde qu’elle ne comprend pas, ni ne tente de dompter. elle a ce petit rêve devah, tentant de sonder ceux qui pourraient l’habiter, tentant de fonder autre chose que ce marasme qu’elle a toujours connu.
à moins que peut-être, il n’y ait jamais d’après.