“ trouble never looked
so god damn fine. ”

Dans le soleil qui escalade et se répand allègrement par le bidonville d’Alta Mar, Imany a la trombine des mauvais jours. « Laisse, j’vais le faire. » Les lèvres se pincent pour chaque contretemps ridicule de contrariété et les dents claquent à l'adresse de tout à chacun comme les crocs d'un molosse auquel on n'aurait pas appris à vivre parmi les Hommes. Sans faire montre d'aucune attention, on peut sentir les ombres jetées sur son humeur et, finalement, voilà qui n’est pas pour déshabituer l’équipage du Jack o’ Spade sans non plus manquer de les interroger : qui donc, quoi donc, – qu’on le leur dise ! – a provoqué tout ça ? Par Helion, Drachna, Edhar et autres amis imaginaires, que s’est-il passé à Oceara pour qu’ils aient quitté si précipitamment ses rivages ? Bien que la question brûle la pulpe des lèvres, on n'a pas non plus l'audace de la formuler en toutes syllabes. On l'observe plutôt, à la dérobée. Elle le sent. Imany s'en agace, et surtout contre elle-même. Ses efforts à retrouver de l'imperméable ou de l’enthousiasme sont stériles. Elle voit bien qu'elle n'est à rien de ce qu'elle fait, comme les rengaines mangeotent le crâne des mioches qu'on a abandonnés à la nourrice-télévision. Tant pis, convient-elle en dedans. Elle sera maussade, jusqu'à l'exécrable s'il le faut. Et ils feront tous ensemble comme s'il n'y avait rien de plus naturel dans le monde que de tolérer les états sous-jacents de cette petite connasse capricieuse d’Imany Kalu.

Jusqu'à ce qu'ils accostent et la voient déguerpir.

« J’ai pas besoin de ton aide, fait-elle en accrochant un cordage avec le bout des doigts. » Adewaike, qui la regardait souffler une douleur impossible à bien identifier sous le pli de ses vêtements ou la façade de son visage, reprend les quatorze phalanges qu’il tendait vers sa capitaine. « Va boire un coup, parle-t-il comme d'un antidote à son humeur. » « Va te faire foutre. » La réponse est sèche, dénuée de l'éclat malicieux dont elle barbouille le tout-venant de ses injures. Elle ne plaisante pas. Elle ne s'amuse pas. Elle se traîne sur le pont du Jack comme s'il fallait chercher la larme d'Edhar pour deux mille ans encore et se satisfaire du plaisir du voyage. « T'iras dormir chez le Duc ? son second demande en la regardant descendre la passerelle et sauter à terre. » Pas un coup d'œil en arrière. Pas un mot craché. Pas même un t'auras la surprise, connard.

Le Duc est un gigantesque trois-mâts dont la carcasse avachie sur un îlot sauvage est crevé en son centre, comme rompue en deux afin qu’une partie soit donnée à la terre et l’autre rendue à la mer. Il y a si longtemps qu'il s'est échoué là – poussé par l'ouragan de 1009, dit la rumeur populaire – que la végétation s'est mise à régner sur la coque. Un peu partout, le bois est marqueté de mousse et de véritables troncs perforent ça et là ce qui a été le pont principal. Selon les angles, c'est presque à ne pas discerner le navire lui-même dans la petite jungle légèrement en retrait des autres îlots d'Alta Mar. À l'intérieur, c'est un franc cloaque, une dégueulade de vie commune sans plus d'intimité qu'à bord du Jack. Chacun a ses quartiers où il les prend et pas l'impression d'avoir délaissé la mer. Le navire, au demeurant, est à portée de vue de l'épave et un quart de l'équipage y demeure, à tour de rôle.

« C’est pas possible… tu triches.
- C’est comme ça qu’on joue à Zeherim.
- Bah, à Zeherim, on triche.
- Commencez pas vos trucs racistes…
- C’est pas raciste.
- C’est ce que disent tous les racistes.
- Et qu’ils ont un copain de copain à Zeherim.
- Mais ça va très bien avec Zeherim ! Pas vrai, Doc, qu'on s'entend bien ? »

Le pirate bascule un peu sur le tonnelet qui lui sert de siège et interpelle Halloran, assise un peu loin. Il parait la regarder comme si son proche avenir dépendait d'elle – tout son honneur indexé sur sa seule réaction. Ses comparses de jeu la regardent, eux aussi. Et Imany, d'encore plus loin. Elle est vautrée en travers d'épais sacs de jute sans même feindre prendre part à la petite fête de leur débarquement.

“ here we go again. ”

Y'a un truc qui cloche, c'est clair. Ils ont tous l'habitude des humeurs d'Imany, parce que franchement, leur capitaine est encore plus capricieuse que la mer; mais là c'est différent. Il n'y aucune pointe d'humour sur les insultes, pas un sourire depuis qu'ils ont quitté Oceara, et si les mauvais jours ne sont pas particulièrement rares, ils ne durent jamais si longtemps. Sans dire que les marins du Jack marchent sur des oeufs, ils ne se placent pas spécialement dans les pattes d'Imany, quand elle est comme ça. Mais cette fois, il faut dire que ça les intrigue; il s'est passé quelque chose là-bas, mais personne n'en sait rien. Et toutes les interrogations menées jusqu'au second n'ont rien retourné de concluant. Ça jase, à bord. Tout finit par se savoir, à un moment ou à un autre, mais le mystère d'Oceara reste entier, et l'équipage attend (mais sans retenir son souffle) qu'Imany laisse échapper autre chose que des ordres aboyés pour qu'on se pousse de son chemin.

Halloran n’en fait pas grand cas, au départ. Elle a franchement autre chose à faire que de se mêler des affaires d’Imany. Elle a mille et unes menues blessures à soigner (et elle ne lésine avec rien, parce que les infections, ça ne pardonne pas, peu importe la taille de la blessure de départ) et ne compte pas donner quelque raison que ce soit à la pirate de l’abandonner au prochain port. Elle fait son boulot proprement, et en silence, et se tient à l’écart sauf si on la demande. C’est prudent. C’est aussi vachement utile pour remarquer ce que les autres essaient de cacher. À force de s’effacer constamment et de se fondre au décor, elle fait effectivement partie des meubles – et qui s’inquiète de cacher quoi que ce soit à ses meubles ?

C'est pas grand chose, qu'elle se dit, et elle observe Imany de loin, comme tous les autres, parce qu'ils n'ont aucune idée de la marche à suivre. Et puis leur capitaine s’évapore dès qu’elle pose le pied à terre. Comme mus par le même instinct, ils se retournent tous vers Adewaike, dont la question est restée en suspens – il ne s’embarrasse pas de plus de politesses qu’Imany, rappelant l’équipage à l’ordre d’un ton sec. Il y a encore à faire avant de pouvoir débarquer, pour les uns, et se prélasser sur le pont, pour les autres. Alors la medic s'empresse d'obtempérer pour pouvoir enfin récupérer ses affaires et retrouver la terre ferme, loin du roulis constant auquel elle ne s'habitue jamais tout à fait.

Dans le Duc, son sac est posé près de celui de Merwan, comme à l'habitude, comme s'ils ne pouvaient pas supporter de se retrouver à moins de deux mètres l'un de l'autre à tout instant. Mais l'ingénieur a levé les voiles sitôt arrivé et Halloran s'occupe comme elle peut entre temps, avachie dans un hamac qui se balance paresseusement chaque fois qu'elle repousse le mur de vieilles planches du bout du pied.

Bah, à Zeherim, on triche.
De gauche à droite, de droite à gauche. Le regard sombre se pose nonchalamment sur les joueurs. Et puis, un peu plus loin, sur Imany, réapparue aussi rapidement qu'elle s'était volatilisée.
Pas vrai Doc, qu'on s'entend bien ?

Halloran saute en bas du hamac d'un mouvement souple, et contourne la table en jetant un regard appuyé au jeu du pirate qui l'a interpellée. « Moi, ce que j'entends bien, c'est que t'en train de te faire plumer aux cartes. » Le pirate proteste et le ton monte, alors qu'ils reprennent de plus belle (avec une remontrance bien sentie de la part du fae trahi, à l'intention de la medic, qui ne sait probablement pas de quoi elle parle, de toute façon). « Pourquoi t'es pas venue me voir ? qu'elle balance à Imany, lorsqu'elle est à portée de voix, sans qu'on puisse les entendre à quatre kilomètres à la ronde. » Ça lui a pris du temps, de remarquer les mouvements entravés de la fae. Halloran ne saurait pas dire ce qui ne va pas, exactement, mais y'a un truc. Elle se laisse choir près de sa capitaine, à côté et pas en face, son attention à demi détournée par les trois idiots qui débattent encore de sa capacité à jouer aux cartes. Elle ne s'attend pas à ce que la conversation soit particulièrement agréable. « Y'a quoi ? » Elle ne parle pas de ce qui s'est passé à Oceara (ou pas directement). Ça ne regarde qu'Imany. Mais les résultats, eux, sont tout particulièrement de ses affaires, quand bien même ça ne plairait pas à son interlocutrice.

Même après trois ans à bord du Jack o’ Spade, Halloran ne sait pas trop comment approcher Imany. Elle a décidé de la marche à suivre, de la façon la plus simple pour elle : ne pas tourner autour du pot. La capitaine et elle sont bien loin de la franche camaraderie, et Hale préfère ne pas se faire d’illusions. Plus leurs conversations sont courtes, mieux c’est. Il y a moins de risques de malentendus, de blagues que l’autre trouve déplacées, de propos qui restent en travers de la gorge de l’une ou l’autre. C’est froid et impersonnel.

C’est aussi sacrément déplaisant lorsque les choses se veulent, justement, personnelles. La riposte d’Imany claque dans l’air, manque prendre la medic à rebrousse-poil. Cette dernière laisse filer un mince soupir, et acquiesce brièvement d’un air résigné; rien n’est jamais facile, avec Imany. Le sarcasme est la première chose qui lui vient à la bouche et elle doit se mordre la langue pour ne rien laisser sortir. Elle n’y croit pas vraiment, à sa réponse – mais il ne manquerait plus qu’elle traite la pirate de putain de menteuse. Ça passerait probablement difficilement, surtout venant d’Hale, qui a été… honnête, jusqu’à un point, et par obligation seulement.

Halloran, appuie son coude sur son genou, se passe une main sur les yeux, mi-fatiguée mi-exaspérée. Elle ne sait pas si elle doit rester ou se lever, insister ou lâcher l’affaire. Mais l’autre continue, et lui offre donc sa réponse : elle peut bien poursuivre sa tentative pour épargner l’amputation à sa supérieure. « Il y a que toi qu'as remarqué. » Évidemment. C’est pour ça que la fae lui a accordé le droit de rester à bord; parce que c’est son boulot, et qu’elle le fait avec diligence. Sinon, elle serait bien restée à un port au hasard, ou bien passée par-dessus bord avec ou sans la permission d’Imany. « Je s’rais foutrement inutile si je remarquais pas. » C’est son boulot de débusquer les récalcitrants, les malades, les trop fiers. L’hygiène est importante sur le bateau, surtout lorsqu’ils sont en mer, en huis-clos. Et la prévention, aussi; elle en a vu, de petites blessures se transformer en amputations. Qu’on la traite de paranoïaque, elle s’en fout – nettoyer et panser une blessure est vachement moins chiant que de scier un membre.

Elle chasse la question d’un revers de la main. « Oh, j’aime pas trop ça, m’amuser, elle répond, pince sans rire. » Ça pourrait être une blague, comme ça pourrait être la vérité. C’est surtout qu’elle se sent coupable, souvent. Comme si elle n’avait pas le droit de partager leurs blagues et leurs jeux, après les avoir chassés si longtemps. Alors elle s’efface, parce que c’est plus simple que de s’imposer, alors qu’on ne la veut pas toujours. Son regard auparavant fixé sur les joueurs de cartes se pose sur son interlocutrice, alors qu’elle appuie son autre coude sur son genou, liant ses mains devant elle. « Et puis, à Zeherim, on triche. »

Après deux années passées à leur bord, l’équipage au complet du Jack o’ Space conviendrait qu’Halloran est tout sauf inutile – et qu’elle a sans doute sauvé la vie de plusieurs. De nos jours et sur pratiquement tous les navires, il y a des demi bouchers qui font le travail d’extraire une balle ou de cautériser une plaie, ce qu’en somme n’importe qui, avec un peu de dextérité, ferait aussi bien. Une médecin bien formée, consciencieuse, éprouvée et bariolée d’expérience, c’est différent et un atout inestimable. Même Imany, qu’on n’a jamais foutu dans une sorte d’école en cent-trente ans, est assez maligne pour le voir. Elle ne prend pas spécialement soin de la médic’ pour autant. Au demeurant, Halloran n’a jamais eu l’air de se plaindre. Elle ne se plaint de rien, jamais. Elle exerce en discrétion. Imany est forcée de s’appesantir sur cette observation extirpée de nulle part, des limbes de sa molle reconnaissance.

« Oh, j’aime pas trop ça, m’amuser.
- Ah ? J’avais pas remarqué, qu’Imany répond sur le même ton.
- Et puis, à Zeherim, on triche, ajoute la médecin.
- Ça, c’est vrai. »

Non. Oui. Peut-être. Qu’est-ce qu’elle en sait ? La capitaine pirate ne fiche pas suffisamment les pieds sur le continent pour s’en être fait un avis très définitif. Les pirates, en revanche, trichent constamment – et ça d’où qu’ils viennent. De là à tirer des conclusions…

Au bout de quelques secondes du regard intense d’Halloran qui l’englobe, Imany se redresse parmi les coussins et, en silence, se met à retrousser sa manche sur son bras. Ses pupilles restent fixées dans le lointain, parce qu’elle n’a aucune envie d’admettre sa reddition. Mais ça serait con de crever par orgueil, n’est-ce pas ? Ça aussi, elle est assez maligne pour le voir. Petit à petit, le tissu découvre une estafilade d’ampleur franchement modeste. Ça pique par endroits, encouragé par les fringues imbibées de sel. Elle n’est pas non plus folle, la fae, et s’est nettoyée du mieux qu’elle a pu à l’eau claire. Elle tend cependant son avant-bras vers la médecin du bord. Le verdict l’inquiète gentiment. C’est sûrement rien. C’est forcé d’être rien. Imany ne peut s’autoriser aucune forme de convalescence. Cette escale, c’est une prise d’élan pour elle et rien d’autre.

« J’en ai plus pour longtemps, pas vrai… ? »

La pirate sourit de travers, parce qu’elle n’en croit rien mais qu’un soupçon de sarcasme a toujours décrassé ses craintes. « Un jour… ? Deux jours… ? Dis à ma mère que je l’aime et à tous ces tricheurs de Zeherim que je leur chie dessus. » Assez contente de sa parodie, Imany bascule finalement le regard vers Halloran. Elle encaissera le pronostic sans sourciller, parce que tout son être est tourné vers Oceara – et y est peut-être un peu resté.