time never lies ✧ Ijin

— Ce n'est pas que ça ne m'intéresse pas, mais si je ne paye pas rapidement le propriétaire va finir par nous jeter dehors.
Les mots de Jin interrompent sa tirade et elle fronce les sourcils en ouvrant la bouche pour le retenir, pour lui dire que, non, c’est bon elle va payer, mais la phrase s’essouffle avant de franchir ses lèvres alors que déjà il est trop loin pour l’entendre. Comment tu voulais payer, Iseul ? T’as les poches percées et pleines de courants d’air. Elle oublie toujours parce qu’elle oublie tout, parce qu’elle ne pense à rien ou plutôt à trop de choses et que dans ses poches on ne trouve que du vide et des morceaux de choses ramassées au hasard.
Elle renverse son dos contre la chaise inconfortable en tapotant la table du bout de ses doigts alors que son regard court sur les tasses vides en face d’elle. Elle aime bien ici. Elle aime bien les traces sur les murs et de la poussière sur les verres, elle aime bien le bruit et la lumière jaune. Et dans le chaos des visages qui se rencontrent pour ne jamais se revoir, parce qu’ils sont comme elle, parce qu’ils sont comme eux et qu’ils fuient la lumière, Iseul se sent bien. Pas besoin de se retenir pas besoin de se tenir droite pas besoin d’être jolie, ici elle peut être n’importe qui et elle peut être elle.
Elle aime bien Jin, aussi. Pour tous les souvenirs qu’il renferme sans avoir à les montrer, pour toutes les images d’un temps oublié et les rires d’enfants, pour ceux aussi d’un passé plus proche et plus cabossé où ils ont fini par se retrouver. Elle n’a pas à faire semblant parce qu’il sait tout ce qu’elle est, et il se repose dans les zones d’ombres de ses éclats. Jin est de ces âmes qu’on ne peut pas saisir mais qui sont toujours là, de ces cœurs qui ne font pas de bruit mais qu’on n’oublie pas. Elle meuble tous les silences pour lui et il écoute tout ce qu’elle dit, parfois – souvent – il n’écoute pas, peut-être qu’elle le sait peut-être pas mais ça ne la dérange pas. Et encore et encore elle déverse sur lui des mots à l’infini, elle parle de tout et de rien à la fois, elle fait des grands gestes et elle attire toute la lumière et il se complait dans l’ombre qu’elle lui laisse.

Iseul soupire et fait la moue en suivant le dos de Jin jusqu’au comptoir, interrompt la danse de ses doigts sur le bois sale pour les enrouler autour de ses joues. Les coudes sur la table.
— T’es toute seule, ma jolie ?
La phrase glisse jusqu’à son oreille sans invitation et elle soupire.
— Non. Qu’elle dit, sans le regarder.
Elle n’a pas envie de parler, ou plutôt n’a pas envie de lui parler à lui.
— Tu m’as l’air bien seule, pourtant.
Elle soupire plus fort, encore, en tournant la tête entre ses mains vers le visage de l’inopportun. Il découvre ses dents jaunes sur un sourire où l’on cache mal les vices tandis qu’elle se force à en dessiner un sur ses lèvres serrées. D’une main elle désigne les deux tasses sur la table devant elle, de l’autre elle pianote sur la joue qui repose dans sa paume.
— Mon ami va revenir.
L’homme a les yeux qui courent sur sa peau et elle s’efforce de retenir le dégoût et le mépris qu’il lui inspire, pour tout ce qu’il a d’humain.
— Il ne devrait pas laisser une jolie fille comme ça toute seule, ton ami.
Elle tourne à nouveau la tête dans ses mains pour regarder devant elle, l’ignore, lève les yeux au ciel quand il continue, il ne la voit pas, elle fait comme s’il n’existait pas ou du moins elle essaye tandis qu’il parle et parle encore. Elle serre les dents et pianote plus vite sur sa peau, fait comme si elle n’entendait pas mais elle n’entend que trop et dans sa gorge ça gonfle et gonfle encore. Mais d’où tu viens, comment tu t’appelles, on n’en voit pas souvent des filles comme ça, des filles comme toi, on dit qu’elles sont douces, on pourrait aller quelque part toi et moi, Iseul ne veut pas entendre son bla-bla-bla, elle ne veut pas sentir son regard dégoûtant sur la moindre parcelle de chair ni son souffle trop chaud et déjà trop près.
Et soudain sa main, à lui, se lève et s’approche de ses cheveux tandis que presque immédiatement la sienne agrippe ses doigts et les tord violemment. Il jure et Iseul se lève dans un raclement de chaise, la colère-contenue qui crépite sous la peau.
— Tu comptes faire quoi avec ça ?? (Elle tord ses doigts plus fort)
— Lâche ma putain de main espèce de–
— Espèce de quoi ?? Pourquoi t’essayes de me toucher ??
Elle siffle entre ses dents et les mots claquent de plus en plus fort, crèvent le brouhaha qui se mue en silence alors que les regards se tournent vers les deux corps qui s’échauffent parce qu’ils n’auraient jamais dû entrer l’un au contact de l’autre. Iseul n’entend pas les murmures, plisse les yeux de dégoût en affrontant du regard l’homme qui lui fait face. La colère gronde dans les deux cœurs alors qu’il arrache ses doigts d’entre les siens d’un geste sec et que deux autres hommes se rapprochent lentement, les corps encore en suspens dans la minute qui s’étire, attendant la suite.

Elle a le regard dans les yeux de l’homme et elle a les poings qui se serrent alors qu’ils se font face, qu’il la toise avec une colère où restent des traces d’une envie qui lui donne envie de vomir, à Iseul, parce qu’il est comme ça, il est comme tous les hommes comme lui, ceux qui tendent la main pour saisir sans jamais demander. Elle a le cœur qui pulse colère alors qu’ils se dévisagent et que le silence se fait autour d’eux, alors que soudain il ne semble plus rester qu’eux au milieu de l’arène, deux fauves qui se jaugent pour savoir lequel sera le premier à ployer.
Mais Iseul elle ne ploie pas, elle l’a déjà trop fait et ne veux plus jamais avoir à baisser le regard face à l’un des leurs, face à cette humanité maudite qu’elle a en horreur. Alors tout ce qu’elle voit dans le visage du type c’est tout ce qu’il a d’humain, c’est toute une fierté qu’ils ont volé qu’elle voudrait pouvoir arracher de ses mains, écraser et écraser encore jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
Et soudain il y a Jin qui arrive et Jin qui ouvre les bras comme pour faire barrière entre les deux âmes échauffées, qui s’improvise dernier rempart face à la myriades d’éclairs qui n’attendent qu’un signal pour s’abattre. Elle serre les mâchoires plus fort, s’apprête à lui dire de ne pas s’en mêler mais elle n’a pas le temps de tourner la tête vers lui que sa phrase vient mourir sur ses lèvres, étouffée par le poing qui s’abat sur son visage avec toute la force dont l’autre est capable, l’autre, lui, le monstre réveillé à l’instant ou on a voulu soutirer de sa poigne l’objet qu’il désirait. Il a voulu retenir l’orage, Jin, mais c’est sur lui que s’abat le premier éclair et c’est lui qui vacille sous les yeux écarquillés de surprise qu’elle a enfin détachés du visage de l’autre pour le regarder lui.  
— Pour qui est-ce que tu te prends petite merde ?
Les yeux repassent aussitôt vers l’homme qui s’est approché et quand les mots tombent, dans son ventre aussi il y a la colère qui gronde. Mais elle n’a pas le temps d’exploser, pas encore, parce que lui a jeté son bras vers elle, très vite, trop vite, et elle n’a pas le temps, pas encore, de se laisser aller à la rage, pas complètement, parce qu’il faut esquiver, parce qu’il faut survivre.
Elle tente d’esquiver, et la main de l’homme effleure son cou avant qu’elle ne se soustrait à sa poigne assassine, le cœur battant d’une urgence retrouvée. Les doigts glissent sur sa peau découverte, s’agrippent au col de son haut alors que le reste du corps immense suit, s’approche plus près, trop près. Elle réfléchit à peine, Iseul, tout ce qu’elle veut c’est qu’il recule, tout ce qu’elle veut c’est qu’il la lâche et c’est qu’il ait mal, autant au corps qu’à l’égo, et de son genou elle frappe son entrejambe aussi fort qu’elle peut. Et les doigts sales qui relâchent leur emprise sur le tissu froissé alors qu’elle recule rapidement, et que lui aussi recule, plié en deux en jurant.
— Pour qui est-ce que tu te prends petite merde ? elle siffle entre ses dents, répète mot pour mot ce qu’il a dit la minute d’avant, appuie sur ceux qui font mal, sur ceux qu’il destinait à un autre.
Elle se moque, crache à ses pieds alors que déjà dans ses tempes les battements de son cœur sont plus forts que le reste et que la rage fourmille sous sa peau comme des centaines d’éclairs qui ne demandent qu’à s’embraser.
Les deux hommes qui s’étaient approchés rejoignent le premier, la main appuyée sur la table la plus proche pour soutenir le corps toujours légèrement plié et le visage qui se déforme d’une haine nouvelle, de l’envie de faire payer alors qu’il darde son son regard sur la fille, immobile, le corps tendu dans l’attente de la suite, les poings prêts à s’abattre sur quiconque osera la toucher, osera le toucher lui, aussi, l’ami dont elle se rapproche rapidement.
— Choppez moi ces connards. Qu’il dit seulement, la voix rauque de menaces qu'on ne prend pas la peine de cacher.
Et les deux hommes comme s’ils n’en faisaient qu’un se redressent brusquement, s’approchent menaçant des ceux qui sont devenues proies, un pour chacun en attendant que le dernier vienne achever le travail.